Tout manquement commis par le comptable public dans la tenue des comptes engage sa responsabilité : Réflexions sur une occasion manquée

Le 16 avril 2025, la Cour d’Appel Financière se prononçait sur l’affaire Régie du Gazélec de Péronne et rendait ainsi sa quatrième décision depuis son installation le 18 juillet 2023.

Pour mémoire, la création de cette juridiction administrative spécialisée résulte de l’ordonnance n°2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité des gestionnaires publics et constitue désormais l’instance d’appel des décisions rendues par la chambre du contentieux de la Cour des comptes, cet ensemble ayant vocation à remplacer l’ancienne Cour de Discipline Budgétaire et Financière.

Cette décision s’avère riche d’enseignements, tant d’un point de vue procédural que sur l’interprétation donnée des éléments constitutifs de l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat (1° L.131-13 du code des juridictions financières).

Pour en apprécier la pleine portée, il convient de rappeler les faits les plus saillants ayant donné lieu à la décision commentée.

Après avoir réalisé un contrôle de gestion, la chambre régionale des comptes Hauts-de-France a déféré le 27 septembre 2021 au Procureur Général près la Cour des comptes, ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, des faits laissant présumer des irrégularités dans la gestion de la régie du Gazélec de Péronne.

A l’issue de l’instruction, le directeur général et l’agent comptable étaient renvoyés devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes.

L’agent comptable se voyait ainsi reprocher l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat (1° de l’article L.131-13 du code des juridictions financières) au motif qu’il aurait commis de nombreux manquements dans la tenue et la production des comptes de l’organisme. Plus précisément, il lui était reproché :

  • Une absence de production du compte financier pour les années 2016 à 2018 de la régie ainsi qu’une absence de délibération du conseil d’administration de l’organisme (2221-50 du code général des collectivités territoriales),
  • Une absence de production des annexes obligatoires aux documents budgétaires telles que définies par l’instruction comptable M4,
  • Une absence de tenue de la comptabilité des engagements,
  • Une absence de reprise en comptabilité des résultats antérieurs,
  • La comptabilisation de provisions irrégulières,
  • Des écritures comptables erronées ou incomplètes (Cour des comptes, 25 juin 2024, Régie du Gazélec de Péronne, p.11).

Par arrêt de la chambre du contentieux de la Cour des comptes rendu le 25 juin 2024, la juridiction disait l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat constituée à l’encontre de l’agent comptable aux motifs qu’étaient établis :

  • Une absence de production du compte financier pour les années 2016 à 2018 de la régie ainsi qu’une absence de délibération du conseil d’administration de l’organisme (2221-50 du code général des collectivités territoriales),
  • Une absence de production des annexes obligatoires aux documents budgétaires telles que définies par l’instruction comptable M4,
  • Une absence de tenue de la comptabilité des engagements.

Cependant, la Chambre du contentieux de la Cour des comptes ne statuait que sur trois des six griefs figurants dans la décision de renvoi pour dire la responsabilité de l’agent comptable engagée au titre de l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat.

Seul l’agent comptable décidait d’interjeter appel de cette décision devant la Cour d’Appel Financière, laquelle rendait l’arrêt commenté le 16 avril 2025.

La portée de cette décision est d’abord intéressante d’un point de vue procédural.

Dans ses écritures, le Procureur Général près la Cour des comptes, qui n’avait pas interjeté appel, ni formé appel incident, invitait la juridiction d’appel à soulever un moyen d’ordre public
lui permettant de statuer ultra petita et ainsi examiner les trois manquements sur lesquels la Chambre du contentieux avait omis de se prononcer en première instance.

Un tel moyen n’a pas convaincu le juge d’appel qui a estimé, aux visas des articles R.142-2-14 et R.142-4-2 du code des juridictions financières, que :

« le juge ne pouvant se prononcer sur des conclusions qui ne lui ont pas été présentées, l’omission de statuer n’est pas un moyen d’ordre public. Il s’ensuit que, n’ayant pas été saisie par le ministère public de conclusions d’appel incident tendant à l’annulation pour ce motif de l’arrêt contre lequel est dirigé l’appel de M. X, alors que cette possibilité lui demeurait ouverte, la Cour ne saurait, en tout état de cause, soulever elle-même cette omission de statuer » (CAF, 16 avril 2025, Régie du Gazélec de Péronne, n°2025-03, point 3).

Il appartenait donc au Procureur Général près la Cour des comptes de mieux se pourvoir.

L’omission pour le premier juge de se prononcer sur un ou plusieurs griefs figurant dans la décision de renvoi ne constitue donc pas un moyen d’ordre public susceptible d’être relevé d’office par le juge d’appel.

Textuellement logique, cette solution s’articule avec le principe selon lequel la peine ne peut être aggravée en appel lorsque l’appel est interjeté à la seule initiative de l’appelant, conséquence de la nature répressive du contentieux financier (CE, 16 janvier 2008, Haberer, n°292790).

Mais ce n’est pas tout. Sur le fond, cette décision est également intéressante en ce qu’elle permet de préciser les contours de l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat (1° L.131-13 du code des juridictions financières).

Pour mémoire, cette infraction a été insérée dans le code des juridictions financières par les dispositions de l’ordonnance n°2022-408 précitée afin de mieux définir ce comportement qui, jusqu’alors, était appréhendé par les dispositions de l’article L.313-4 du code des juridictions financières désormais abrogées. Cet ancien texte, pensé comme « une voiture-balais » (S. Damarey, « De quelques incertitudes soulevées par le nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics », Gestion et Finances Publiques, n°4-2023, p.20) ou « un texte fourre-tout » (L. Gautier, « Interview de Louis Gautier, Procureur Général près la Cour des comptes », Gestion et Finances Publiques, n°4-2023, p.7) permettait à la Cour de Discipline Budgétaire et Financière d’appréhender diverses fautes de gestion non définies ni réprimées sur le fondement d’autres dispositions législatives spécifiques.

Invitée par l’appelant à se prononcer sur les contours de l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat et son articulation avec les anciennes dispositions de l’article L.313-4 du code des juridictions financières en vigueur au moment des faits, la Cour d’Appel Financière précise que pour être constituée, cette infraction doit porter sur la non-production d’un compte, le compte étant alors apprécié tant dans sa dimension comptable (ie. reddition du compte auprès du comptable centralisateur) que budgétaire (ie. production du compte auprès de l’assemblée délibérante). La Cour d’Appel Financière précise également que la notion de comptes s’entend tant du compte en lui-même que des annexes qui doivent obligatoirement l’accompagner.

Le juge d’appel réalise ici une application littérale des dispositions de l’article R.2221-50 du code général des collectivités territoriales, les annexes au compte financier de la régie étant obligatoires, elles font partie intégrante du compte financier qu’elles ont ainsi pour objet d’expliciter.

Sur le fonds toujours, la Cour d’Appel Financière précise que l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat (1° art. L.131-13 du code
des juridictions financières
) se trouve constituée par la seule absence ou insuffisance de production du compte indépendamment des effets qui en résultent.

Une telle interprétation est à rebours de ce que soutenait l’appelant tant devant la Chambre du contentieux de la Cour des comptes que devant la juridiction d’appel, lequel estimait que pour être constituée, l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat supposait la réunion de deux éléments constitutifs :

  • L’absence ou l’insuffisance de production du compte,
  • Les effets de cette absence ou insuffisance : l’altération de la sincérité des comptes.

Ce moyen reposait pourtant sur deux arguments principaux.

En premier lieu, l’altération de la sincérité des comptes était souvent mise en exergue par la Cour de Discipline Budgétaire et Financière dans la jurisprudence antérieure pour dire l’infraction de non-production de comptes dans les conditions prévues par décret en conseil d’Etat constituée (CDBF, 7 novembre 2022, Fédération française d’athlétisme (FFA), n°262-847, CDBF, 8 décembre 2014, Maison de retraite publique de Vertheuil, n°196-718, v. enfin CDBF, 21 février 2008, Agence nationale de valorisation de la recherche, n°160-581). Si la Cour d’Appel Financière considère qu’il ne s’agissait pas, dans la jurisprudence antérieure, d’un élément constitutif de l’infraction en tant que tel, retenir l’inverse aurait toutefois présenté l’intérêt que d’être en conformité avec le principe de non-rétroactivité de la norme répressive plus sévère (art. 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen des 20 et 26 août 1789), qui impose au juge d’interpréter à périmètre constant tant la norme de définition que la norme de sanction (CAF, 22 décembre 2023, Société Alexpo, n°2024-01).

En second lieu, considérer que les effets produits par le manquement (ie. l’altération de la sincérité des comptes) étaient un élément constitutif de l’infraction de non-production de comptes dans des conditions prévues par décret en conseil d’Etat permettait une articulation de ce texte répressif avec l’obligation constitutionnelle désormais faite aux administrations de produire des comptes sincères, réguliers et qui donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière (47-2 de la constitution du 04 octobre 1958, obligation rappelée par les dispositions de l’article 53 du décret n°2012-1246 du 7 décembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique).

Plus encore, une telle interprétation semblait en adéquation avec les exigences de l’ordre public financier, ainsi qu’avec la volonté des rédacteurs de l’ordonnance précitée qui, lors de la présentation de ce nouveau régime au Président de la République, en résumaient la philosophie en ces termes :  

« ce régime tend, d’une part, à sanctionner de manière plus efficace et ciblée les gestionnaires publics qui, par une infraction aux règles d’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens publics, ont commis une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif. Il vise, d’autre part, à limiter la sanction des fautes purement formelles ou procédurales qui doivent désormais relever d’une logique de responsabilité managériale » (Rapport fait au Président de la République).

On ne peut dès lors regretter que l’interprétation retenue de ces dispositions législatives par le juge d’appel.

D’une part, elle conduit à exposer les comptables à voir leur responsabilité engagée pour tout manquement dans la tenue des comptes quel qu’il soit dans le contexte d’une réglementation mouvante toujours plus complexe à mettre en œuvre alors que d’autre part, elle réduit le rôle du comptable à un rôle formel de teneur de comptes au détriment d’une conception de la comptabilité publique orientée vers la qualité comptable et la transparence de l’information financière à destination des décideurs publics, ce qui en est pourtant sa finalité première (art. 53 du décret n°2012-1246 du 7 décembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique).

Une telle interprétation des dispositions du 1° de l’article L.131-13 du code des juridictions financières par le juge d’appel semble néanmoins être animée d’un pragmatisme certain.

L’altération de la sincérité des comptes ne constituant pas, pour la Cour d’Appel Financière, un élément constitutif de l’infraction, cette décision permet de valider la position jurisprudentielle adoptée par la Chambre du contentieux (Cour des comptes, 10 avril 2025, CMCAS de la Réunion, n°S-2025-0533).

Retenir cette interprétation permet en outre aux juges de faire l’économie de l’examen de l’ensemble des circonstances propres à chaque espèce pour déterminer si le ou les manquements imputables au comptable public ou à l’ordonnateur ont eu ou non une incidence sur la sincérité des comptes, et partant d’appliquer une notion dont il apparaît qu’elle est particulièrement délicate à manipuler (v. Cons. constit., 6 août 2009, Loi de règlement du budget 2008, n° 2009-585 DC, CE, 16 mars 2001, Commune de Rennes-les-bains, n° 157128, v. également Cons. constit., 28 juillet 2011, Loi de finances rectificative pour 2011, n° 2011-638 DC, cons. 7 à 10).

Cette décision, si elle apporte des précisions intéressantes constitue donc une occasion manquée de donner à la réforme de la responsabilité des gestionnaire publics son plein effet !